La Rose et la Kalachnikov

 

Le soleil découpait crûment les ombres des immeubles éventrés en cavernes obscures. L’air était léger, le ciel transparent. Beyrouth, octobre 1978. Une fois de plus la violence, les rafales n’importe où, n’importe quand, les visages durcis aux barrages, les enlèvements. Quelques jours plus tôt, à midi, explosait une voiture piégée en quartier chrétien : 25 morts, une centaine de blessés. Et dix minutes plus tard, une autre, au même endroit, soufflait ambulances et secouristes, broyait la foule : 135 morts et des blessés par centaines.

Le même jour des fusées atteignaient le quartier général des Palestiniens, explosaient au centre des camps de Sabrah et Chatilah, femmes, enfants, personnes âgées.

La peur s’était à nouveau emparée de la ville, voilait les regards, nouait les nerfs, enveloppait le soleil, la mer et le ciel bleus d’une tristesse inexorable.

Cette fois les écoles n’avaient pas fermé. Mais les parents tremblaient.

Jacqueline enseigne le Droit social à l’Université libanaise. Elle revient de son cours, entre chez elle, il est quinze heures. Elle n’a pas faim. La moitié de ses étudiants combat, elle le sait, ils ont disparu depuis cette dernière voiture piégée, aucun chrétien ne se risque plus en secteur musulman. Elle vit dans un quartier en principe protégé, trop près à son goût de la rue de Damas, ‘frontière’ entre les deux secteurs depuis le début des ‘événements’.

Roger, son mari, travaille pour une cellule des Nations Unies chargée des réfugiés palestiniens, l’UNWRA.

Quinze heures. Jacqueline écoute les bruits du quartier. Un enfant pleure. Beaucoup font la sieste. Un forgeron ou un mécanicien tape au loin sur une pièce de métal.

Accoudée à la fenêtre elle regarde distraitement cette ville insensée où depuis deux ans elle assiste, impuissante, aux conséquences de la déraison des hommes, de leur fanatisme, de leurs appétits. Capitale d’un non-pays, Beyrouth offre aux regards ses ruines, ses maisons éventrées, ses façades criblées et aussi ses hôtels de luxe, ses grands édifices, ses installations balnéaires. Tout et son contraire. Sachant qu’elle ne comprendra jamais, elle laisse la chaleur du soleil engourdir les paupières de ses yeux mi-clos (ou ses paupières mi-closes), et s’abandonne à la brise de la montagne qui lui apporte des effluves de thym sauvage auxquels se mêlent les odeurs de la cour du voisin, café et viande grillée.

Il y a un peu plus de conversations que tout à l’heure, et ces voix qui montent des rues, des cours, des terrasses, ajoutent à cet improbable bien-être qui amollit son corps et son cerveau. Une odeur de cigarette, la voix magique d’Oum Khalsoum à la radio, le miroitement de la mer au loin qui occulte la façade aveugle et béante du Saint-Georges.

Soudain, une galopade, deux, trois, des cris. Sous sa fenêtre, un adolescent est poursuivi. Il se retourne. La rafale crépite. C’est le silence.

Total. Suspendu.

Un jeune homme est étendu, face contre terre, dans son sang, après deux soubresauts son corps se raidit. L’adolescent brandit son arme, il ne hurle pas, un sourire traverse son visage, ses yeux brillent, toujours le silence.

Jacqueline reconnaît Charles, son étudiant, le sien. Non, elle se trompe, pas lui, ce n’est pas possible. Elle crie. Il lève les yeux vers elle. C’est bien lui. Elle crie plus fort, se détourne, traverse en courant l’appartement, dévale l’escalier. Charles est dans l’entrée, immobile, penaud, son arme qui pend au bout du bras.

Elle l’insulte, elle crie, elle pleure, elle gesticule en tous sens. « Pas toi, pas toi, Charles, pas toi, pourquoi tu as fait ça, pourquoi, Charles pourquoi, réponds-moi, réponds, réponds... reviens Charles, Charles reviens ! »

Il est sorti en courant, la kalachnikov est inerte sur le sol comme le jeune homme dans la rue que personne n’a encore eu le temps d’approcher.

Elle se demande si elle ose regarder par la porte d’entrée restée ouverte quand Charles réapparaît, souriant, les yeux brillants, une rose à la main. « Pour vous, Madame, je ne veux pas voir pleurer mon professeur, je ne veux pas que vous pleuriez à cause de moi, pas vous, Madame. »

Elle a un hoquet, elle est tétanisée. Jacqueline est immobile au bas de l’escalier, une rose à la main. Charles est reparti, avec la kalachnikov, son sourire et ses yeux qui brillaient.