Autour de Potosi
Le passé encore vivant se précise aux portes de la ville. Il y a le péage, il y a la prison en ruine où les Espagnols enfermaient les mineurs hagards qui tentaient de s’échapper, vivants encore, vers la lumière.
Aux abords de la piste, Flavio Perez monte dans le fourgon du Père. Nous nous regardons. Cet échange silencieux et bref décide du mutisme ou de la parole. Puis il se met à me raconter ses inquiétudes qui concernent les élèves de son école où nous l’emmenons, quelque part dans la montagne. Je lui parle à mon tour des élèves du Chili.
Le ciel gris si haut semble venir à la rencontre de la piste mais file droit devant à mesure que nous avançons. Silence de la terre nue, des pierres, des herbes rares, de l’épaule des monts et du cirque immense baigné de vent.
Soudain, appuyé sur les nuages par l’atmosphère, minuscule silhouette contre l’étendue, son école, la sienne est calmement posée dans la pureté de l’altitude. Les masures au creux des reins de la montagne sont invisibles, mais à côté se tasse la chapelle écrasée d’espace : l’humain est dérisoire auprès de l’ampleur.
Pieds nus, en rang selon leur âge, les élèves attendent leur instituteur dans la cour en terre battue. Ils sont vêtus de lambeaux de vêtements et de chiffons déchirés. L’âge du monde émane de ces visages d’enfants, univers indéfinissable où tout est gris, sauf les regards. Une dizaine de filles, aux attitudes de femmes sans rides, mais on devine les marques que feront le vent et la faim : empreinte déjà fixée d’un labeur inexorable. Quarante garçons moins immobiles, énigmatiques, l’oeil effilé comme le froid.
Le Père leur parle en quechua de certains éléments sommaires de la religion. Comme est dérisoire aussi cette tentative infime auprès de l’univers de quelques êtres dont on se demande s’il n’est pas irrémédiablement vide.
Tandis que les enfants répondent, le regard impalpable, Don Flavio me prend à part pour me montrer l’école : la pièce étroite possède quelques bancs délabrés sur un sol inégal, un vieux tableau noir, un calendrier et une carte de Bolivie. Il parle de la neige et du froid, des parents qui ne veulent pas laisser venir les enfants, des maisons dispersées au loin, de la difficulté de nourrir les élèves avec le manque d’argent. Mais la propreté est impeccable.
« – Les gamins aiment leur école. »
S’écoule un silence que je ne romps pas.
« – Par ici, c’est trop dur. Personne ne veut venir.
– Et vous ?
– Je suis venu. »
Dans la cour, cinq enfants se sont rapprochés : quatre flûtes de pan et un tambour. Ils jouent pour le Père et pour nous d’abord, puis très vite c’est le pâtre et l’immensité : leur sang vibre dans cette musique triste qui coule dans l’air cinglant. Le son est encore suspendu, déchirant et doux, quand ils nous regardent partir, immobiles. Longtemps s’agite le bras de Don Flavio.
Des troupeaux de lamas chargés de sacs à larges raies se profilent sur le ciel. Les gosses courent, la fronde à la main, le chapeau de feutre informe enfoncé sur les oreilles. Près du hameau ce sont des balancements de jupes, des rires frais, des sautillements : les jeunes filles escaladent en courant la pente. Elles viennent vers nous, essoufflées, s’entassent dans le fourgon, masquant leur timidité par un rire de gamine qui les secoue ensemble. Elles sont volontaires pour suivre un cours de trois jours à l’hôpital ; à peine savent-elles quelques mots d’espagnol.
Surgi du village voisin, un homme aux vêtements en loques vient nous dire avec un sourire inquiet que son fils est malade. Sa femme se détache de derrière le mur en pierres rondes et s’arrête à quelques pas. L’enfant a les yeux enfoncés, les membres maigres et le ventre disproportionné : dysenterie. Isabelle conseille au Père un médicament. Le Père le lui fait prendre, et l’homme lui donne en cadeau une patate douce et une fronde multicolore. La fronde tressée des bergers d’ici, en laine de lama, la fronde de la Bible.
« – Je dois chercher une malade, une mourante, » nous dit le Père.
Plus haut encore. Un jeune lama blanc se cache entre les rochers. Brusquement la route prend fin. Loin en contrebas, quatre masures posées au bord d’un ruisseau. Nous descendons, deux jeunes filles, le Père, son aide et moi, avec la civière.
Isabelle :
Ils descendent vers ces quatre points minuscules. Nous nous regardons, les jeunes filles et moi. Un silence de gêne est là, persistant, d’une densité compacte.
Comment pourrais-je les apprivoiser ? Sans prononcer un mot elles éclatent de rire, comme si elles avaient lu ma pensée ; d’un bond, elles sont toutes hors du fourgon. Je descends à mon tour, bien décidée à rompre le malaise. M’accueillent des regards rapides sous les rebords des chapeaux et des pouffements de rire retenus.
Maladroitement, je tente quelques mots d’espagnol ; voilà les rires qui reprennent, cachés dans leurs coudes. Il est peu probable qu’elles comprennent autre chose que le dialecte quechua. Résignée, il ne me reste plus qu’à attendre, comme elles.
Assise, et aussitôt fascinée par leurs silhouettes multicolores, en relief sur un horizon coupé de pics à perte de vue. Les larges jupes de laine vont du bleu nuit, bleu pâle, au rouge corail. Sur les épaules, les hawayos, sorte de châles rayés, mélangent leurs couleurs aux formes rondes ou cylindriques des chapeaux de feutre. Leurs bords, larges ou étroits, se rapprochent maintenant. Les sons chuintants se moquent de l’une d’entre elles qui porte un pompon à sa ceinture. Vite, rougissante, elle le cache. Rires. Puis trois autres décoiffent leur tête asiatique : de grandes mimiques sont échangées à propos du cordon blanc ou gris du chapeau, que termine un pompon. Je finis par comprendre le rôle – confirmé plus tard par le Père – du pompon mystérieux : il s’agit du gage donné par le fiancé.
Le temps dort dans une lumière de cristal. Un bruit. Je me retourne : un homme est là, le fil des yeux absent ; immédiatement c’est un gamin surgi de la terre avec son troupeau de lamas. Il joue de sa fronde en laine plucheuse pour diriger les animaux dédaigneux. Trois mots gutturaux entre le jeune pâtre et l’homme : d’un mouvement rapide, ils se faufilent dans la masse qui rue, tirent sec sur la corde de laine beige et blanche qui maintient un petit couffin sur le dos des lamas. Le mince sac à larges raies rouges, noires et blanches glisse au sol. En deux bonds, l’animal est loin.
L’équipe partie pour la malade apparaît brusquement, l’air épuisé : ils ont la puna, mal des montagnes fréquent à 5 000 mètres.
La civière est vide. Antoine me murmure à l’oreille : « Ici, c’est le domaine de la magie, je te raconterai. »
Le sentier est abrupt, serpente entre les blocs de rochers et les buissons épineux. Rapides, les jeunes filles et l’aide sautillent en fredonnant. À mi-pente, un homme vient vers nous. C’est le mari de la malade : il est sombre comme la terre.
Au-delà du bord escarpé du ruisseau, les maisons aux toits de chaume ferment une vaste cour intérieure. À l’angle des murs, un passage unique que franchit le mari, puis le Père. À peine engagés son aide et moi, que trois femmes au visage farouche, jaillies du sol, nous interdisent l’accès. À l’extérieur les deux jeunes filles bavardent à mi-voix. L’aide, assis par terre, regarde fixement le ruisseau. J’écoute : derrière le muret adossé à la maison des voix, lamentations ou prières ? me parviennent à travers un trou carré de la dimension d’un pavé. La fenêtre, sans doute.
Par une ouverture de l’enceinte, je me penche : sur un épais tapis d’excréments de cochon, deux enfants jouent à quatre pattes, sans bruit, impressionnés comme par les voix. Il y a sur le toit de chaque maison une croix, trois récipients en terre cuite retournés sur un bâtonnet et deux cornes de bovidé.
« – La famille ne veut pas me la laisser. D’ailleurs elle mourrait avant que nous n’atteignions Potosi. Plus de 40 de fièvre, délire. Rien à faire pour les persuader : le mari est d’accord, ce sont les femmes qui refusent. Ici même, je ne peux pratiquement rien pour elle. »
Les deux enfants sont sortis par l’ouverture des cochons. Une autre femme est là, muette. Nous échangeons des sourires. Je demande au Père pourquoi un des enfants joue avec une patte de taupe séchée. magie, murmure-t-il. Il s’adresse à l’enfant en quechua qui alors jette loin de lui la patte, obéissant au regard tout à coup sévère de la femme.
Pas un adieu. Il n’y a personne quand nous partons quelques instants plus tard. Mais la patte de taupe n’est plus à l’endroit où elle était tombée. Sans mot dire, nous marchons comme appesantis par cette hostilité triste. L’enclos à cochons et les délires hoquetants à travers ce trou carré me hantent.
« – Il est préférable que ne n’emmène pas cette malade. Si elle meurt en chemin ou dans mon hôpital, je suis responsable de cette mort. Nous n’y pouvons rien. Alors toute notre oeuvre dans cette région est balayée du jour au lendemain. Le sorcier, celui qui m’a précédé, qui a donné la patte de taupe au gosse, qui a fait promettre aux femmes de ne pas laisser partir la malade, aurait tout l’avantage... Peut-être ses herbes arriveront à la guérir... »
– Un jour, il y a deux ans, je suis tombé sur les habitants d’un hameau et le sorcier au cours d’une cérémonie. Ils adoraient en plat en or portant le dessin stylisé du soleil. Certainement un objet de culte inca.
– Est-ce qu’il y avait un rituel particulier autour de cet objet, je veux dire un rituel ancien ayant une signification ?
– Le rituel, oui. Grâce au sorcier. Mais plus de signification claire, à ma connaissance. Un mélange avec le présent, fabriqué par le sorcier pour affirmer et faire valoir son autorité. Son influence et considérable. Au bout de longs mois seulement j’ai pu leur échanger ce plat contre un autre que j’avais fait faire et qui portait la croix comme motif. C’est bien peu de choses, mais que faire d’autre que de substituer peu à peu les symboles ? Et... c’est un début. Tout ici n’est qu’un début, parfois un détail minime dont l’importance échappe à nos critères. C’est longtemps après que l’on apprend si ses actes ou ses paroles ont éveillé un écho ou non. Souvent, cette confirmation ou cette infirmation ne vient jamais. »
Au bord d’un rocher faisant monticule, une des jeunes filles se met à parler. C’est la tombe d’un oiseau qu’elles ont enterré là un matin. Elles ne sont plus des moineaux pépiant et versatiles. Serrées les unes aux autres, leurs regards perdus semblent, dans leur fixité soudain, ressentir le vertige que donne la vision du vide. S’agit-il de l’oiseau ou bien de la mort ? Un sentiment indéfinissable flotte autour de nous. Je revois la patte de taupe, les poteries sur le toit des maisons, le trou de fenêtre. Mais au lieu du délire, naît un chant tendre, mélancolique, qui berce les cahots du fourgon, et me délivre doucement.
Pourtant ma pensée se détache avec peine de l’oignon que ces hommes doivent apprendre à planter, à soigner puis à manger, de la clôture par laquelle le sens de la propriété se révèlera peut-être à eux, de ces individus pour qui la richesse est une vache, l’aisance une douzaine de lamas, l’économie plusieurs femmes parce qu’elles coûtent moins cher à nourrir que l’âne. Homme que la vie traite comme des bêtes, dont le rire nerveux n’est qu’une plainte animale. Leur seule identité avec nous est le sourire. Ils ont la cruauté et l’inconscience de l’enfant : un chiot qu’une jeune fille blessa d’une pierre parmi les rires, puis courut pour le dorloter dans ses jupes.
Une femme et un enfant arrêtent le fourgon. L’enfant maintient son coude. Il a le bras cassé. Sans un mot, il monte avec nous. Plus loin, sur la piste principale, cinq femmes hagardes suivent des lamas chargés. Deux s’entassent dans le fourgon déjà plein. Il y a cinq jours et cinq nuits qu’elles marchent, depuis la frontière argentine.
La nuit est tombée sur Potosi. L’enfant au bras cassé a disparu avant que l’on ait pu le soigner. Son père est venu le chercher. Ils sont repartis à pied sans manger, dans le froid cinglant, vers la maison blottie dans le vent des hauteurs.