Une rencontre avec Antoine de Lévis Mirepoix                                               

La rencontre a d’abord été celle d’un livre. L’histoire de cette rencontre commence sur Internet. Martine Rouche, vice-présidente du salon du livre d’histoire locale de Mirepoix, pratique tout au long de l’année la veille éditoriale afin de suivre l’actualité de l’histoire locale de notre région, repérer les nouveaux titres, et ainsi constituer la liste des auteurs invités au salon suivant. C’est à la faveur d’une telle veille, qu’elle a remarqué Le Passeur, un roman publié en 2008 par Antoine de Lévis Mirepoix. Le nom de Lévis Mirepoix, comme on sait, est indissociable de l’histoire de la ville éponyme. Martine a tôt fait de se procurer Le Passeur. Elle l’a lu, puis m’a encouragée à le lire aussi. Le livre est superbe, tout entier tendu par le souci de la mémoire et par le sentiment du temps. Martine Rouche a ensuite correspondu avec Antoine de Lévis Mirepoix, qui réside une partie de l’année en Argentine, afin de le convier à notre salon d’histoire locale, dont il serait, en tant qu’écrivain, auteur du Passeur, passeur lui-même d’une mémoire plus ancienne, l’invité d’honneur. Dans le même temps, je publiais sur ce blog une brève étude du Passeur. Antoine de Lévis Mirepoix nous a téléphoné. C’est toujours étrange d’entendre pour la première fois la voix d’un écrivain qu’on n’a jamais vu, en quelque sorte la voix charnelle d’un livre. Finalement, Antoine de Lévis Mirepoix, Martine Rouche et moi-même sommes convenus de nous rencontrer, la veille du salon du 5 juillet dernier, pour parler du Passeur, de l’écriture, du métier d’écrivain, – de la vie, en somme. Rendez-vous à Mirepoix le 4 juillet vers 15 heures, devant le portail Nord de la cathédrale…

Il a surgi d’une petite rue, nous a reconnues sans nous avoir jamais vues, et nous nous sommes installés tous les trois à la terrasse d’un café, sur la place. Il faisait beau. De temps à autre, déjà grillés par le grand soleil, les acacias perdaient quelques feuilles d’or.

Antoine de Lévis Mirepoix évoque d’abord la longue patience qui sied à l’écrivain en quête d’éditeur, les quarante refus essuyés, parfois polis, souvent désertiques. Puis, un jour, miracle, quelqu’un a lu votre livre, il l’a vraiment lu, il souhaite en parler avec vous… Le chemin s’ouvre.

Ci-dessus : Paul Sérusier, Le Talisman (1888), oeuvre mystérieuse, reproduite sur la couverture du Passeur.

"Le Passeur", observe Antoine de Lévis Mirepoix, "est mon troisième roman. Les deux précédents dormaient jusqu’ici au fond d’un tiroir.  Depuis la publication du Passeur, le chemin s’ouvre pour ceux-là aussi. L’un d’eux fait aujourd’hui l’objet d’un projet de publication. La curiosité, chez les éditeurs, va sélectivement au déjà connu.

La publication du Passeur date de 2008, aux éditions du Rocher. Sachant que les éditions du Rocher viennent d’être vendues au groupe suisse Parole et Vie et que ce groupe annonce une réduction du nombre des nouveautés proposées par an, Antoine de Lévis Mirepoix s’est adjoint depuis peu les services d’un agent littéraire. Il s’agit là d’un service relativement nouveau en France, bien que le nombre des écrivains français qui s’y résolvent ait nettement augmenté depuis quelques années. Antoine de Lévis Mirepoix attend de son agent que celui-ci lui serve d’intermédiaire auprès des éditeurs, mais aussi qu’il l’accompagne dans la relecture et la correction de son propre texte. L’écrivain préfère toutefois recueillir d’abord l’avis de ses proches. Son épouse constitue de la sorte son premier lecteur, le plus rude aussi, observe Antoine de Lévis Mirepoix avec un sourire attendri..

Je demande à Antoine de Lévis Mirepoix s’il décèle une continuité dans le flux qui nourrit l’écriture de ses romans. L’écrivain, songeur, évoque tour à tour la magie des circonstances, la souveraineté du hasard qui bat les cartes,  la secrète nécessité du "fortuit", l’arrivée d’un nouveau musicien dans un quatuor, l’attente du soleil qui chasse la nuit. Il travaille aujourd’hui à l’écriture d’un quatrième roman. Celui-ci s’intitulera Le crabe et l’aube.

La conversation porte ensuite sur le travail du romancier. Je demande à Antoine de Lévis Mirepoix s’il a besoin d’un cadre fixe, de contraintes, de règles, ou bien s’il écrit des romans sans prévision aucune, comme on pénètre dans un jardin sauvage dont l’herbe s’ouvrirait magiquement sous vos pas. L’écrivain sourit. Il se moque du cadre, – maison, jardin, aéroport, gare, etc. -, mais il dresse d’abord un plan qu’il déploie ensuite peu à peu et qu’il ajuste ou modifie en fonction des fortunes d’écriture rencontrées jour après jour. Il écrit de préférence le matin, l’espace de trois ou quatre heures. A la recherche du mot juste, il retranche, retranche, plus qu’il n’ajoute. Je reconnais à cette esthétique de la peau de chagrin l’écriture singulière du Passeur, ici lisse, transparente, d’annonce rapide, cependant retenue au bord, ailleurs explosante-fixe, par effet de passage au blanc : "Force de joie, sorte de torrent, de vent, puissance de glacier, grandeur de séquoia". Quand, de simple, la phrase devient nominale, ce qui lève dans les mots de la tribu, ce n’est point  l‘absente de tout bouquet, mais le il y a de la sensation pure, de la chair qui se souvient de son être-matière. Eau, terre, feu, air, éther constituent les titres des cinq parties qui composent Le Passeur. Nous n’avons pas été étonnées d’apprendre qu’Antoine de Lévis Mirepoix a publié des poèmes en prose, hélas parus loin de nous dans des revues littéraires canadiennes.   

Antoine de Levis Mirepoix, qui vit une moitié de l’année en Argentine, possède un chalet en rondins et un troupeau en Patagonie. Chaque année, avec son épouse, il part vivre plusieurs mois dans cette contrée lointaine et il y partage la vie des hommes qui mènent à cheval son troupeau. "Il arrive ainsi qu’après avoir chevauché une journée entière, nous n’ayons pas eu l’occasion d’échanger dix mots". Le chalet est dépourvu d’électricité. Le couple y goûte la liberté de vivre hors du temps. L’écrivain, lorsqu’il ne monte pas à cheval, lit, écrit.  

Comme Martine Rouche lui demande s’il écrit aussi en espagnol, Antoine de Lévis nous explique qu’il entretient un rapport complexe avec ses deux langues, l’espagnol et le français, appris tour à tour dans l’enfance. Né par hasard à Manhattan, l’écrivain a passé les cinq premières années de sa vie en Argentine, pays d’origine de sa mère. Il ne parlait pas un mot de français lorsqu’il est venu pour la première fois en France. Il a appris notre langue au lycée et chez son grand-père à Léran. Devenu par la suite totalement bilingue, il a pris pour pli de pratiquer chaque fois la langue du pays – France ou Argentine – dans lequel momentanément il réside. Comme il se tient à cette règle, il a deux carnets d’adresse – l’un en espagnol, l’autre en français – et tout à l’avenant. De façon curieuse, remarque-t-il, lorsqu’il se trouve en France, il peine à se rappeler une adresse consignée en espagnol, et vice versa. Les deux langues coexistent donc de façon étanche dans son verbe et dans sa pensée. La langue de l’écriture, ajoute-t-il, demeure, chez lui, le français. Il a tenté quelquefois d’écrire en espagnol, langue qu’il tient de sa mère et de sa grand-mère. En vain. Le style se dérobe à lui ; l’écrivain le juge "plat".  Le hasard des années et des mondes a voulu qu’Antoine de Lévis Mirepoix fût volens nolens un écrivain de langue patrilinéairement française. Le coeur et l’esprit l’ont voulu sans doute aussi.


Outre la rédaction d’un quatrième roman, Antoine de Lévis Mirepoix entreprend aujourd’hui de rassembler à fin de publication les notes et feuilles éparses accumulées depuis sa jeunesse. "J’écris depuis toujours", observe-t-il. "J’aime la liberté de l’écriture fragmentaire". "Et comme Léran a été vendu, ainsi que tous les lieux de notre mémoire familiale ariégeoise, j’ai envie de recueillir la mémoire de ce temps sans mémoire, et ainsi, d’être à ma façon un passeur de temps, – au moins à l’intention de mes propres enfants".  

Le soleil déclinait. Antoine de Lévis Mirepoix, sans cérémonie, nous a fait la bise sur la place. Le lendemain matin, vêtu de lin blanc, très souriant,  il dédicaçait  Le Passeur sous la halle, siège du XVe salon d’histoire locale de Mirepoix. Comme il l’avait fait avec nous la veille, il s’est prêté avec bonheur au jeu des questions. Puis nous avons déjeuné tous ensemble sous le couvert de la Porte de la Roque. Je n’en dis pas plus ; j’ai déjà raconté cette journée dans un article précédent.

J’espère avoir rapporté fidèlement le détail de cette rencontre avec Antoine de Lévis Mirepoix, l’homme et l’écrivain. J’ai beaucoup parlé de l’écriture et du style de cette dernière, car, en vertu du vieux principe, confirmé jadis par Buffon, "le style, c’est l’homme".