Oeuvre d’Antoine de Lévis Mirepoix, Le Passeur est publié
aux éditions du Rocher. Sur la couverture, une reproduction du Talisman autrement dénommé L’Aven au Bois d’Amour, de Paul
Sérusier. Je ne sais qui, de l’éditeur ou de l’auteur, a choisi d’associer, ut pictura poesis, Le Passeur au Talisman, i. e. le roman à la peinture, mais l’association est heureuse, riche de résonances qui se déploient pleinement, par effet de feedback, après qu’on a lu le
livre. Elle place le roman sous le signe chromatique des Nabis, – des "Prophètes". Entre nuit talismanique et visions chamaniques, l’expérience du Passeur est celle d’un Juste qui, après avoir
fait passer les autres du côté de la liberté, tente de passer lui-même du côté où l’appellent ses voix prophétiques. De façon qui touche au secret de l’intime, l’expérience du Passeur est aussi
celle du romancier.
Ci-dessus : Paul Sérusier, Le
Talisman, 1888
Je vais tenter de raconter la vie de Juste, ma vie, depuis l’ailleurs. Et quelques bribes de mes autres vies, naturellement1.
Comme indiqué dans le Prologue, Je, dont on ne sait rien, raconte la vie de Juste, qui est aussi la sienne, et quelques bribes d’autres vies, qui sont également les siennes. Ce mystère, en l’occurrence, ne gagnerait rien à être soumis au lit de Procuste de la narratologie. Foin du narrateur impliqué et du point de vue omniscient. Le mystère est ici, sur fond d’éternité, celui de l’incarnation. Je, sorte d’ange passeur, veille, depuis l’ailleurs, en tous temps et en tous lieux, à l’éternel retour des âmes, ici, celles de Juste, Sylve, Modeste, Rose, Marguerite, Fleur, Lily…
Je suis passeur de naissances. Je guide les papillons fluorescents vers leur choix, de leur astralité à leur trame de matière, feuillage et troncs, terre et rocs, air et eau 2.
Je, pour autant qu’il s’en souvienne, veille sur ces âmes dont il a la charge, au moins depuis le temps de Ptolémée.
Je marche au milieu des copistes, jaugeant leur travail, surveillant leur application ainsi que l’attention des surveillants que j’ai formés. […] Ce sont les ordres de Ptolémée en personne. Je suis aidé dans ma tâche par deux assistants remarquables, un jeune savant grec du nom de Sylvios et une érudite phénicienne dont le regard bleu, la minceur et le charme ne me laissent pas insensible3.
Le lecteur attentif aura reconnu en la personne du jeune savant grec une figure antérieure de Sylve, ami de Juste, qui ressurgit mystérieusement de temps à autre sur le chemin de ce dernier, et en la personne de l’érudite phénicienne une première incarnation de Fleur, future bien-aimée de Juste.
Je, au cours du roman, narre l’histoire de Juste, telle que celui-ci la vit
dans son incarnation présente, ou telle que lui, Je, en revoit, dans le
temps du rêve, les incarnations passées. Une histoire de passager sur la terre, d’âme errante, partagée entre deux postulations contradictoires, départ, retour.
Je marche, mais c’est comme si je ne touchais pas le sol. Je suis vêtu d’une houppelande brune qui recouvre un justaucorps de bure et mes chausses sont protégées par des braies de cuir assouplies par l’usage et tenues par un large ceinturon. Je porte une besace dont le contenu est précieux, un chapeau de feutre informe sous mon capuchon me recouvre presque les yeux. Le chemin encaissé disparaît sous la neige 4.